Opérations projectives (1997-1999)
Nous interrogeons deux intériorisations: le fait, d’une part, de penser sa pratique à travers le filtre de la réception d’un spectateur imaginaire, de parler "du spectateur", de poser le « public » en masse ; la pratique artistique n’a-t-elle de sens qu’à l’adresse explicite du spectateur, que si elle en problématise la place ? Présupposer, d’autre part, qu’il soit possible de prévoir ce qu’un autre doit ou peut voir et ressentir. Peut-on se situer à la place du spectateur pour anticiper sa réception, sans questionner ce présupposé et les conséquences que la prise en considération de ce point de vue implique ?
Ce qui révèle une autre intériorisation : une hiérarchisation des regards qui incarnent, des modèles qu’il serait nécessaire de mettre à jour : le fait qu’il y ait, d’un côté, ceux qui pensent construire un regard prévu à la place de ceux qui ne seraient pas censés le mettre en action indépendamment de ce tamis institué, et, de l’autre, ceux qui auraient renoncé à s’autoriser à exercer leur regard indépendamment de cette matrice, ou encore selon Christian Ruby « pourrai(en)t croire être déchargé(s) de la nécessité de penser » et qui attendraient « qu’on (leur) dicte ce qu’il faut penser ». Sans une étude de ces représentations, les limites de ce savoir présupposé et le pouvoir qu’il se donne à son insu ne peuvent être repérés ; le modèle qu’il réitère est, encore selon lui, un modèle conçu à partir du couple aliénation-désaliénation, d’une conception classique d’une conscience réifiée.
A la fin des années quatre-vingt-dix, mon intérêt pour les situations projectives et les anorthoscopes s’est nourri des travaux scientifiques sur les projections au flambeau et les récréations mathématiques et physiques de Jacques Ozanam, les édifices optiques pour la projection solaire de miroirs gravés d’Athanase Kircher, les tracés des ombres au flambeau d’Abraham Bosse, les jeux d’optiques et de la Perspective curieuse de l’abbé Nicéron. En tant que mises en acte d’opérations projectives, elles permettent aux regards de se porter sur l’histoire du mode d’engendrement de l’image, mais aussi sur sa captation et sidération. En retraçant une histoire des desseins projectifs de la photographie, Michel Frizot remarque qu’« à travers l’image du rayon comme droite de propagation, s’opère au XVIIe siècle puis encore au XIXe siècle, une fusion entre les connaissances de la géométrie (les coniques) et le trajet supposé de la lumière (…); ainsi s’est nouée la formule heuristique de la « projection » que nous utilisons depuis lors dans sa polysémie ».
Le caractère polysémique de la projection fut à l’initiative de ce dispositif de projection Annonciation. Il cherchait à articuler deux contextes de production d’image : l'une centrée sur le médium photographique et le pré-cinématique, l'autre sur l'Annonciation – une thématique que je travaillais parallèlement dans les cours dispensés par Daniel Arasse, dont l’intérêt était la mise en rapport des questions relatives à la mise en image du récit d’un dialogue entre Gabriel et Marie et l’origine du dispositif perspectif qui confère à toute action une valeur de scène, et fonctionne comme un équivalent visuel d’un dispositif d’énonciation, donc de la position du sujet.
Sous la forme d’une projection pré-cinématique, je mettais en évidence, à travers un appareillage électrique et optique, une mise sur la sellette de la pulsion scopique de ces événements.